Nous fais pas chier, Brahim ! par Natacha Devanda

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Quand tout ce bordel a t-il commencé ? Il y a dix, vingt, trente ans ? Plus encore ? Et pourquoi avons-nous baissé la garde ?

Ces questions plongent l’auteure de ce texte dans ses souvenirs d’adolescente : quand l’origine et la religion ne faisaient pas l’alpha et l’oméga de la vie sociale des enfants de banlieue et que le dieu des gosses que nous étions s’appelait cheval.

Quand j’étais ado, je montais à cheval dans un club hippique atypique, situé à Orly, à deux pas des pistes de l’aéroport. Le manège était coincé entre un centre d’entraînement de chiens d’attaque tenus par des types qu’on considérait comme des Bidochons à berger allemand, et la gare avec ses trains de banlieue.

L’ambiance y était un peu foldingue, un peu casse-cou. Le directeur du centre hippique avait de grandes bacchantes qui lui donnait des airs d’Attila, chef des Huns. Il s’appelait Dédé. Son prénom ne devait pourtant pas être André. Il était Marocain. Peut-être qu’il s’appelait Abdelkader ou Abdelkrim et qu’il avait raccourci son nom en ce diminutif passe-partout. À l’époque, personne ne faisait de ses origines, l’alpha et l’oméga de sa vie sociale.
Dédé montait un étalon à la robe presque noire qui entrait en érection dès qu’une jument passait trop près de ses naseaux. Il donnait ses cours du haut de sa monture. Il nous faisait rire et peur aussi, quand il nous demandait de faire la reprise à cru pour nous faire l’assiette ou, au contraire, quand il passait en revue la moindre boucle du harnachement de nos montures comme si on était à la Garde républicaine. On le respectait comme le maître de manège qu’il était.

Quand on parlait d’Arabe, c’était pour désigner un cheval

Ce club hippique était hors norme, municipal et social. Grâce à des tarifs défiant toute concurrence, la ville communiste d’Orly permettait aux moins friqués de pratiquer un sport habituellement réservé à une élite. Du coup, les gamins des cités découvraient en masse les codes et la rigueur de l’équitation. Parmi les barres d’immeuble, on dénichait dans ces écuries ce qui ressemblait à du bonheur, de l’évasion. On s’appelait Benji, Mina, Béatrice, Rachid, Séverine, Didier, Nadia… On était Français aux origines diverses : Béatrice avait un père vietnamien, celui de Didier était italien, Mina avaient des parents marocains. Véronique, elle, était trisomique et les chevaux se comportaient différemment avec elle. Ils étaient plus posés, plus doux. Aussi bizarre que cela puisse paraître, on apprenait la tolérance en se tapant le cul sur une selle tous les week-ends.

On aimait les chevaux à la folie. On riait, on progressait, on tombait, on remontait, et c’était tout ce qui comptait. Et quand on parlait d’Arabes, c’était pour désigner ces montures au port de tête altier qu’on rêvait tous de chevaucher, tant elles ont la réputation d’être vives, sensibles.

On partait parfois en randonnée dans le Loiret. Des centaines de kilomètres à parcourir sur des montures folles d’excitation à force de humer l’herbe fraîche au lieu du béton. Il fallait s’accrocher pour finir la journée en selle tant ça piaffait, tant les journées étaient longues, l’air de la campagne piquant, les galops déchaînés. Le soir, on n’était pas très regardant pour dévorer le repas et dormir à la diable… Jusqu’à ce qu’arrive Brahim.

On lui déniait le droit de se poser en victime d’une saucisse

Il était d’origine algérienne je crois. Il montait bien, il était beau gosse, mais il nous gonflait un peu. Car Brahim avait une pratique de la religion visible, voyante, surtout comparé à nous autres athées ou de culture catholique, musulmane, bouddhiste… dont on ne faisait cas.

Avec Brahim au contraire, tout devenait prétexte à parler précepte. Si une fourchette avait touché une saucisse qui grillait aux côtés des merguez, il refusait de manger. Et nous le faisait savoir, explications religieuses à la clé.

Brahim ne buvait pas d’alcool et faisait remarquer – uniquement à ceux qu’il pensait convaincre – que pour honorer Allah, il fallait mieux siroter de la grenadine que de la bibine. Bref, Brahim saoulait son monde avec sa pratique rigoureuse de la religion. Et personne ne se privait de lui dire. Dans mon souvenir, il se faisait remettre à sa place par Dédé qui décapsulait tranquillement sa Heineken. Et pour nous, les gosses de banlieue, tous mélangés, tous biberonnés à l’antiracisme, ce geste anodin du décapsulage était comme l’autorisation de lui dire : « fais ce que tu veux, mais fous nous la paix  ». Avait-on la tête mieux faite ? Moins remplie de bouillie à l’époque ? Ni les adultes, ni les adolescents d’alors ne confondaient raillerie d’une pratique religieuse et racisme.

On n’avait pas peur du rigorisme et du prosélytisme (encore « soft ») de Brahim. On ne le formulait pas ainsi mais on lui déniait le droit de se poser en victime d’une saucisse ! Et on était nombreux à lui faire remarquer le ridicule de la situation.

Il est vrai que ni le Fis, ni le GIA encore moins Daesh, n’existaient. Les massacres de 2015, du Bataclan, n’avaient pas eu lieu et aucune Aurélie Châtelain, aucun Samuel Paty n’avait eu à payer de sa vie la folie meurtrière des islamistes. On était en 1984.

Souvent je me demande ce que sont devenus Dédé, Rachid, Didier, Mina et… Brahim. Je ne demande aussi si on rirait encore de la fourchette « souillée » par une saucisse. Si on lui dirait avec autant de désinvolture, autant de simplicité : « Et ben, ne mange pas, ne bois pas et nous fais pas chier, Brahim ». Nous fais pas chier.

Source charliehebdo

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